Rosita, d'Ernst Lubitsch (1923) : le tandem Pickford-Lubitsch fonctionne à merveille
Quelle joie pour moi de pouvoir, enfin, voir un film avec Mary Pickford ! Et c'est à Arte et à sa rubrique Cinéma muet que je le dois. Merci, Arte!
En Espagne, pendant le carnaval de Séville. Le pays est dirigé par un roi ne pensant qu'à lutiner les jolies filles. Ayant eu vent d'une chanteuse des rues qui le brocarde dans ses chansons, il se rend, incognito, au carnaval, afin de la voir - car, lui a-t-on dit, elle est jolie! Rosita (Mary Pickford), c'est son nom, se fait arrêter par la garde au même moment. Un soldat, un peu trop entreprenant, se jette sur elle ; un jeune homme, bien mis et bien fait de sa personne, la défend, et tue l'agresseur. En prison tous les deux, Rosita et le jeune homme se parlent et se mettent à s'aimer. Dans le même temps, le roi, qui aime bien cette piquante Rosita, l'extrait de la prison et l'installe dans une somptueuse demeure...
Premier film américain d'Ernst Lubitsch, venu aux États-Unis à l'invitation de Mary Pickford, la plus grande vedette de toute la période muette, Rosita est un trésor à voir, pour plusieurs raisons : d'abord, c'est un des rares films où Mary Pickford ne joue pas un rôle d'adolescente. Ensuite, on est encore loin de la Lubistch touch. Enfin, la vision fantasmée de l'Europe par les Américains est toujours, sociologiquement, très intéressant à étudier.
Mary Pickford, donc. C'est assez ironique que le premier film que je puisse voir avec miss Pickford soit l'un des rares où elle tient un rôle de femme (et non de jeune fille, voire d'adolescente). Rosita est tour à tour mutine, coquette, espiègle, séductrice ou émouvante : un vrai rôle à facettes, et une révélation du talent inné de miss Pickford dans un emploi rare pour elle. Si elle n'a pas la beauté de Gloria Swanson, elle est tout de même ravissante, la petite fiancée de l'Amérique. Sa façon de se mouvoir, de jouer de ses charmes ou de sa drôlerie est désarmant. Son interprétation est, pour moi, une révélation !
La Lubistch touch, la fameuse, qui vaudra à son créateur une gloire éternelle, non, on ne peut pas dire qu'on la trouve ici. C'est un muet, déjà. Mais avec des personnages, des situations qui auraient pu, au parlant, valoir quelques rosseries et quelques épigrammes bien senties. Rosita, c'est la soeur aînée de la Lily de Haute pègre, de la Gilda de Sérénade à trois ! D'ailleurs, comme souvent chez Lubitsch, c'est la femme qui mène la danse : Rosita ne se laisse pas faire par ce roi libidineux et peu attrayant, c'est rien de le dire. Et, cachée mais avec des interventions qui changent le cours de la narration, la reine - oui, il y en a une -, pas dupe de son mari, et qui n'hésite pas à lui jouer des tours.
Rosita, enfin, c'est aussi la vision fantasmée d'une Europe et d'une haute société européenne par l'Amérique prude et bien-pensante. On n'est pas là dans les délires de Stroheim ou Sternberg, mais on retrouve quelques personnages-clés du cinéma de l'époque : le roi jouisseur, le jeune femme pauvre mais fière, l'épouse résignée mais malicieuse, les seconds rôles pittoresques, bouffons ou grotesques... Et la rencontre, toujours de la haute et basse classe de la société. Il n'y a pas plus loin, en effet, d'un roi d'Espagne qu'une chanteuse des rues. Mais, et c'est ça, l'Amérique, Rosita ne se laisse pas faire et revendique ses origines! La différence de classe se voie aussi dans les décors : gigantisme d'un côté (les plafonds sous lesquels évoluent le roi et la reine sont si hauts qu'ils semblent être des nains), rabougri de l'autre (chez Rosita, on peut à peine se tenir debout). On est, finalement, toujours dans la comédie sophistiquée, chère à Cecil B. DeMille, où un Européen frivole montre les choses frivoles que font les Européens - et surtout les jolies Européennes -, spectacle qui ravissait toujours la puritaine Amérique. Amérique qui était, à l'époque, plus proche des codes victoriens que des flappers - et la Prohibition venait d'être déclarée!
Un mot sur les autres acteurs? Holbrook Blinn, vétéran de la scène américaine, interprète avec justesse un monarque concupiscent et peu futé ; Irene Rich, dans son emploi régulier de femme du monde, sophistiquée et délicieuse ; et George Walsh, surnommé "l'Apollon de l'écran", "le plus grand athlète de l'écran" ou "le roi des sourires", apprécié des femmes pour son charme, des hommes pour sa bravoure, fit une carrière au long cours de plus de quarante ans, entrecoupée de pauses où il gérait chevaux et haras.
ROSITA
Mary Pickford Productions, 1923
Réalisation : Ernst Lubistch, d'après la pièce Don César de Bazan d'Adolpe d'Ennery et Philippe Dumanoir Photographie : Charles Rosher
Distribution : Mary Pickford (Rosita), Holbrook Blinn (le roi), Irene Rich (la reine), George Walsh (don Diego)
Premier visionnage : Arte
Films d'Ernst : Sérénade à trois, Ninotschka