Ninotschka, d'Ernst Lubitsch (1939): l'espionne qui venait du froid
Première comédie de Greta Garbo, avant-dernier film de la Divine, un slogan minimaliste resté célèbre ("Garbo rit!"): Ninotschka ne m'avait pourtant pas emballée, lorsque, adolescente, je le vis pour la première fois. Comme on peut changer d'avis, et qu'après tout, un Lubitsch reste un gage de qualité, j'ai eu l'envie de le revoir la semaine dernière. Et j'ai bien fait.
Trois agents soviétiques arrivent à Paris dans le but de revendre des bijoux confisqués par la Révolution russe. La grande-duchesse Swana (Ina Claire), à qui appartiennent certaines des pièces, envoie son avocat et amant, le comte Léon d'Agoult (Melvyn Douglas), empêcher la vente. Par quels moyens? en faisant découvrir aux trois Russes les joies de la vie parisienne. Quand Moscou l'apprend, c'est la crise. Le Soviet suprême envoie alors aux trois émissaires un fidèle agent du dogme afin de mettre un peu d'ordre dans cette débâcle. Nina Ivanovna Yakouchova (Greta Garbo) débarque ainsi à Paris, croise Léon qui s'enflamme pour elle... et elle ne tarde pas, malgré elle, à succomber à son tour au charme de Paris et de Léon.
Comédie sortie aux États-Unis après l'entrée en guerre de la France contre le Troisième Reich, sortie en France pendant la Drôle de guerre, Ninotschka est le premier film abordant, sur le ton de l'humour (noir), le régime stalinien. Le film fut un énorme succès en France, succès dont on peut s'étonner: le Front populaire avait été au pouvoir pendant deux ans, et donné aux Français des avancées sociales notables. Le génie de Lubitsch fut de ne pas attaquer de front l'URSS de Staline et de ne pas l'opposer aux États-Unis: la grande majorité du film se passe à Paris, puis, pour la dernière demi-heure, à Moscou et à Istanboul. Ainsi, le réalisateur peut comparer en toute décontraction la Russie soviétique, décrite comme triste, sévère et... stakhanoviste, à la vie parisienne (capitaliste), légère, gaie, lumineuse. "What a city!" s'exclame Léon devant Ninotschka, au sommet de la tour Eiffel, face à la ville scintillante. On n'a jamais trouvé esprit plus fin que Lubistch pour célébrer Paris (tous ses films des années 30, à deux exception près, se déroulent en France). Lubitsch, président!
L'idée géniale du film, c'est d'avoir Garbo comme espionne russe. Garbo qui hypnotisa le monde du muet, qui envoûta le cinéma parlant, qui inventa l'érotisme froid, bref la Divine, l'étoile incomparable, avait déjà joué des rôles d'espionnes (la Belle ténébreuse, Mata Hari...), mais jamais sur le ton de la comédie. Avec Ninotschka, sa voix grave et modulée, parfois monocorde, s'accorde parfaitement avec le caractère quasi robotique de son personnage. Au fur et à mesure de sa rencontre avec Léon et de sa découverte de "l'autre monde", son visage devient plus souple, sa voix moins métallique, ses gestes plus fluides. On l'entend rire, c'est vrai: mais elle riait déjà dans la Courtisane. Dans le bistrot Chez Marcel, estaminet d'ouvriers où elle part déjeuner et où Léon la retrouve à l'improviste, elle rit franchement: non des blagues de d'Agoult, mais... lorsque sa chaise se reverse, avec lui dessus. Quand elle est contrainte de repartir, elle décrit à sa compagne de chambrée moscovite les vêtements des Parisiennes: elles portent des robes du soir, puis des déshabillés, puis des robes d'après-midi. Et elle conclut: "Tu vois, nous nous habillons pour avoir chaud. Elles, elles portent des choses très légères... mais elles n'ont pas toujours froid." Quel contraste avec l'agent Yakhouchova qui, arrivée à Paris, déclarait à ses trois compères que "les nouvelles de Moscou sont bonnes. Excellentes. Les grands procès se sont bien passés. Il y aura moins de Russes, mais ils seront meilleurs." CQFD!
Aux côtés de Garbo, Melvyn Douglas, leading man de la MGM - il fut également le partenaire de la Divine dans son dernier film, la Femme aux deux visages. Les trois envoyés russes, prêts à se faire corrompre, pour leur plus grand plaisir, par les petites femmes de Paris, forment un équilibre parfait face à Garbo, garante de l'ordre soviétique! Enfin, on peut noter la présence au générique de Béla Lugosi dans le rôle d'un commissaire du peuple tout à fait terrifiant. Le contraste entre ce qui ne s'appelait pas encore l'Est et l'Ouest est fait sur le ton de la comédie, il n'en est pas moins glaçant. La vie quotidienne de Ninotschka à Moscou (l'histoire des oeufs, les lettres caviardées, les chambres à quatre), en dépit des rires, fait froid dans le dos. La fin du film est douce-amère: pour la revoir, Léon doit faire sortir Ninotschka d'URSS avec un subterfuge (il ne peut, lui, un ci-devant comte, obtenir de visa pour l'URSS!), sans possibilité pour elle de retour. L'agent soviétique se retrouve à faire un choix entre son amour et sa patrie. Ninotschka rit, oui, pour ne pas être obligé de pleurer.
NINOTSCHKA
MGM, 1939
Réalisation: Ernst Lubitsch
Photographie: William H. Daniel
Distribution: Greta Garbo (Ninotschka), Melvyn Douglas (Léon d'Agoult), Ina Claire (la grande-duchesse Swana), Béla Lugosi (commissaire Razinin), Sig Ruman (Iranoff), Felix Bressart (Buljanoff), Alexander Granach (Kopalski)
Premier visionnage: Arte
Films d'Ernst Lubitsch: Sérénade à trois