Au bonheur des dames, d'André Cayatte (1943): tout par elle et pour elle
Selon une notice, le film Au bonheur des dames d'André Cayatte serait introuvable sur support cassette ou disque. Avis à celui qui a écrit la notice: le Ciné-club de France 2, qui a définitivement ressucité, l'a programmé cette année. Comme quoi, plutôt que d'acheter, regardez le grand ou le petit écran! c'est moins cher, la qualité de l'image est meilleure, enfin, dans le cas du film qui nous occupe, vous avez droit au commentaire très pertinent de Thierry Chèze, une petite mine d'information.
Denise Baudu (Blanchette Brunoy) arrive à Paris avec ses deux frères. Son oncle, le drapier Baudu (Michel Simon), ne peut l'engager comme promis en tant que vendeuse, étranglé qu'il est par la concurrence d'un nouveau type d'établissement, le grand magasin. Au bonheur des dames, c'est son nom, ruine les petits commerçants du quartier en vendant tout en moins cher; Denise, fascinée par la nouveauté et l'éclat du magasin, s'y fait engager. Elle y découvre les dessous de la guerre que se livrent petits et grands commerces, guerre dans laquelle Octave Mouret (Albert Préjean), patron du Bonheur des dames, prend inévitablement le dessus.
Le roman d'Émile Zola, outre qu'il possède la fin la plus heureuse de toute la série des Rougon-Macquart, met aussi l'accent sur l'amélioration des conditions de travail des employés des grands magasins (amélioration tout à fait absente, par exemple, dans Germinal). Modèle fut pris sur la philanthropie, authentique, des Boucicaut (le Bon marché) et des Cognaq-Jay (la Samaritaine). Cayatte respecte cette feuille de route, montrant un patron soucieux d'écraser la concurrence puis, par la voix de Denise, d'améliorer la vie de ses employés (congés maternité, caisse de retraite, jours de repos, etc.). Toutes ces améliorations ont réellement été créés par des patrons concernés par ces conditions de travail, les Boucicaut et les Cognaq-Jay ayant débuté tout en bas de l'échelle sociale.
Aussi a-t-on aujourd'hui du mal à comprendre que certains observateurs y aient vu une oeuvre pétainiste. Sorti en 1943, produit par la Continental, narrant les succès d'un grand patron et la disparition des petits, l'oeuvre n'a rien pour plaire aux libérateurs de la France libre. C'est méconnaître la fidèlité observée par Cayatte envers le roman d'origine et la réalité historique. Certes, on peut regretter que le curseur du réalisateur se soit déplacé sur le personnage d'Octave Mouret comme héros principal, au détriment du personnage de Denise, héroïne véritable du roman. Denise, par ses yeux d'employée fraîchement débarquée, offre un regard sans égal sur la lutte des petits contre les grands, sur la dureté et la précarité de son métier. Cayatte préfère mettre en avant Mouret et ses succès sans faille de grand patron. Pourquoi pas? Mais cela devient davantage une histoire d'hommes, quand Zola mettait, à juste titre, la femme au premier plan.
La partie la plus poignante du film est, évidemment, l'agonie puis la chute du vieux commerce, symbolisé par un Michel Simon bourru et brutal. La lutte, lorsqu'il l'engage, est déjà perdue. Il y perd sa femme, sa fille, son établissement et son logis. Sa reddition face à Mouret serre le coeur. Cette lutte inégale attriste et peine, car elle existe toujours. Face au vieux commerçant, il y a Blanchette Brunoy, un prénom comme on n'en fait plus, incarnant une Denise sûre d'elle, enjouée, presque gouailleuse, l'exact opposé de son modèle de papier. Mais ça fonctionne. Albert Préjean, vieux jeune premier de 50 ans incarnant un personnage de 30 joue bien sa partie, bien qu'on peine à croire à ses sentiments pour Denise. Enfin, une multitude de personnages secondaires aux noms pittoresques, Suzy Prim, Suzet Maïs, Huguette Vivier, Maximilienne, Rexiane... sans oublier les bien-connus Georges Chamaret, Jean Tissier, René Blancard, bref le bottin mondain des seconds rôles de l'époque.
L'histoire se termine bien, comme dans le roman originel. Et les grands magasins ont continué à prospérer depuis cette époque, grâce aux coups de génie de quelques audacieux.
AU BONHEUR DES DAMES
Continental, 1943
Réalisation: André Cayatte, d'après le roman d'Émile Zola (éd Charpentier)
Photographie: Armand Thirard
Distribution: Michel Simon (Baudu), Albert Préjean (Mouret), Blanchette Brunoy (Denise Baudu, Suzy Prim (Mme Desforges)
Premier visionnage: ciné-club de France 2
Films avec Michel: Drôle de drame, le Bonheur