le Dernier tournant, de Pierre Chenal (1939): James M. Cain dans les Alpilles
Première adaptation du Facteur sonne toujours deux fois, fameux roman policier de James M. Cain, le Dernier tournant est sa version la plus méconnue. Elle n'en n'est pas moins d'une extraordinaire modernité. Le scénario est fidèle au livre, fidèle comme le fut celui de Tay Garnett, qui en signa la plus célèbre adaptation: un vagabond, Franck (Fernand Gravey), arrive, au hasard des routes, dans une station service perdue des Alpilles. Il s'éprend immédiatement de la femme du patron, Cora (Corinne Luchaire). Une liaison s'ensuit. Une idée monstrueuse germe dans la tête des deux amants, malheureux seuls ou ensemble : tuer le mari encombrant, Nick (Michel Simon), pourtant débordant d'affection pour son commis.
Le film frappe par sa noirceur, son absence totale de poésie et de rédemption. Là où la version de Garnett atteignait des sommets de glamour, Chenal livre une matière brute et étouffante. Les vies misérables et sans avenir de l'Amérique rurale de James M. Cain conviennent parfaitement au climat français d'avant-guerre: on peut ressasser son amertume sous le soleil de Californie comme sous celui des Alpilles. Refusant les allégories et les dialogues théâtraux, le Dernier tournant est un film profondément pessimiste. Pas de seconds rôles truculents, peu de légèreté (sauf peut-être dans le personnage de la chasseresse-dompteresse incarnée par Florence Marly), rien qu'un amour désespéré et sans issu dans un univers cynique et malsain. Les personnages sont à l'image de cette noirceur: Fernand Gracey ne sourit pas et s'exprime peu quand Corinne Luchaire, authentique joyau du film, au visage implacable et au jeu étonnamment contemporain, prend le contrepied de l'interprétation que fera Lana Turner du personnage de Cora sept ans plus tard. Brutale, sèche, aigrie, sans aucun artifice mais d'une beauté singulière et d'une voix imcomparable, elle livre une création admirable, et ce d'autant plus qu'elle paraît s'en jouer. Michel Simon, dans un rôle habituel pour lui, fait du Michel Simon. On peut y ajouter, dans toute cette noirceur, des phrases violemment misogynes, dites sur un ton bonhomme, de Nick envers son épouse. "Ah les femmes c'est bête, ça ne comprend rien". "J'ai trimé toute ma vie, et ça c'est ma récompense pour mes vieux jours", "ça" désignant Cora. C'est vrai qu'en 1939, les femmes ne votent toujours pas.
Un mot de la postérité du film? il pâtit du chemin emprunté par son réalisateur et ses interprètes pendant la guerre. Sous Vichy, le Dernier tournant fut interdit, car Pierre Chenal est juif. À la Libération, il l'est encore: Robert Le Vigan, interprète du cousin de Nick et collaborateur notoire, s'enfuit en Espagne et meurt misérablement en Argentine; Corinne Luchaire, fille d'un jounaliste grand collaborationniste, est frappée d'indignité nationale et décède de la tubercuose peu après, à 28 ans. Finalement, le seul espoir du Dernier tournant réside dans les yeux de Florence Marly.
LE DERNIER TOURNANT
Gladiator Films, 1939
Réalisation: Pierre Chenal, d'après le Facteur sonne toujours deux fois, de James M. Cain
Photographie: Christian Matras
Distribution: Fernand Gravey (Franck), Michel Simon (Nick), Florence Marly (la chasseresse-dompteresse), Robert Le Vigan (le cousin) et Corinne Luchaire (Cora)
Premier visonnage: ciné-club de France 2