Cléopâtre, de Joseph L. Mankiewicz (1963): la Reine et ses deux amours
En panne d'inspiration depuis quatre jours pour mon billet hebdomadaire, j'hésitai entre parler de Deux soeurs pour un roi, Sport de filles, ou les deux à la fois, quand je me rappelai que je vis il y a peu la trop célèbre Cléopâtre version Liz Taylor. Cela faisait suite à ma visite de l'exposition le Mystère Cléopâtre, dont j'ai déjà parlé ici (cf billet "Trois Cléopâtre"). J'ai une histoire un peu particulière avec ce film monumental. Premièrement, j'ai lu l'histoire de la genèse du film ainsi que son tournage épique dans le livre Marilyn, histoire d'un assassinat, de Peter Harry Brown et Patte B. Barham (éd. Plon). Non, ne soyez pas surpris! le livre évoque tour à tour le dernier film de Marilyn et le tournage de Cléopâtre, pour une simple raison: les dépenses et retards inconsidérés de ce dernier pesèrent gravement, financièrement et psychologiquement, sur le plateau du film de Monroe (les deux étant produits par la Fox). Deuxièmement, toujours en lisant ce livre, j'ai eu une vision très négative de Liz Taylor et du film (et des dirigeants de la Fox, mais ce n'est pas ce qui nous occupe ici). Troisièmement, quand je vis enfin cette fameuse Cléopâtre, je ne fus pas satisfaite: trop long, trop rempli de trop de maquillage, trop de dialogues, d'histoires hors plateau, bref c'était le trop-plein.
Des films comme cela, il faut les garder. Car en les voyant trop jeune, on passe à côté de l'essentiel - et on s'endort avant la fin tellement c'est long (cf symptôme des Dix commandements). Et finalement, ce peplum filmé presque intégralement en intérieur (tour de force méritant d'être signalé) est extraordinaire à voir, sur petit comme sur grand écran. Le dernier Hollywood y jette ses derniers feux - et avec quel panache! - avant la généralisation de la télévision. Cléopâtre ne peut rivaliser qu'avec Autant en emporte le vent, film-symbole, s'il en est, de la toute-puissance cinématographie américaine. À l'origine, le producteur Spyros Skouras voulait égaler Ben-Hur, sorti quelques années auparavant, qui avait révolutionné le peplum avec sa très fameuse course de chars. Si le seul moment d'anthologie-spectacle de Cléopâtre est l'entrée - on pourrait dire le triomphe - de la reine d'Égypte dans Rome, il reste... tout le reste, justement.
Mankiewicz est un dialoguiste hors-pair. Son génie, pour Cléopâtre, fut de scinder le film en deux genres distincts. La liaison de Cléopâtre avec Jules César est traité sur le thème de la comédie dramatique. Les dialogues quasi caustiques entre l'Égyptienne et le Romain sont un régal de suspiçion, d'humour noir, voire de sarcasme. Ce sont deux fauves qui s'approvoisent. Leur liaison est moins décrite comme un roman d'amour que comme une alliance amoureuse: César a besoin du grenier à blé qu'est l'Égypte, Cléopâtre de Rome pour être seule souveraine de son trône. Leur point commun à tous deux: le rêve d'Alexandre, enterré à Alexandrie. Refaire un royaume comprenant un seul peuple. Malgré leurs différences d'âge (trente ans, tout de même), ils se comprennent. Après l'assassinat de César s'ouvre une période de transition qui débouche sur le second thème du film: l'histoire d'amour entre Cléopâtre et Marc Antoine, qui n'est ici que du ressort de la tragédie. C'est un amour passion qui se déroule sous nos yeux, avec des accents dramatiques que n'aurait pas dédaigné William Shakespeare. Entre le général et la reine, pas de mot d'esprit, de jeu de séduction, d'alliance: il n'y a qu'un feu dévorant, auquel Marc Antoine, cet "enfant colossal", est incapable de résister, et qui lui fera perdre tout jugement. Sa désertion à la bataille d'Actium, puis son désoeuvrement face à sa vie, est poignante: il emploie pour décrire sa honte des accents lyriques d'une beauté stupéfiante. L'issue de sa vie ne peut être que tragique: renié par son peuple, déserté par ses troupes, il n'a plus d'autre issue que la mort. Mankiewicz nous donne à choisir si ce geste est lâche ou non. Peu importe, il est de ceux qui font les grandes tragédies du monde.
Et Cléopâtre, face à ses deux géants? Pour la première fois au cinéma, elle existe en tant qu'authentique souveraine, et non comme simple séductrice. Véritable animal politique, elle a le génie de faire la bonne alliance au bon moment avec César afin de maintenir son pays dans une certaine indépendance. Quand son amour pour Marc Antoine entre dans sa vie, on perd un peu le fil de son action. Elle hérite, avec Antoine, d'un grand enfant, brillant et fort, mais également incapable de dépasser l'ombre écrasante de César, dans son action politique... comme dans le lit de la reine, merveilleusement illustré par le dialogue suivant (lors du banquet de Tarse):
" Où est Antoine? s'écrit Marc Antoine. Où est Marc Antoine? Antoine le Grand, le glorieux Antoine? Il est là, à la droite de César. Et un pas derrière César. Dans l'ombre de César. Dis-moi combien d'hommes t'ont-ils aimée après lui? Un? dix? n'importe qui? personne? T'ont-ils embrassée avec sa bouche, caressée de ses mains? Est-ce que c'est son nom que tu as crié dans la nuit? Et après, t'a-t-il fait des reproches, obligé de demander pardon à sa mémoire?
- Tu es venu ici dégoulinant de vin et de pitié pour toi-même, répond Cléopâtre. Pour vaincre César?
- Depuis si longtemps tu as emplies ma vie. Ainsi qu'un grand tumulte que je ressens au plus profond de mon coeur. Je veux me libérer de toi. Ne plus te vouloir. Ne plus avoir peur.
- Peur que César ne le permette pas..."
Cependant, contrairement à Antoine qui se leurre et mène en Orient une vie de prince hellénistique, Cléopâtre perçoit tout de suite la dangerosité d'Octave, fils adoptif de César. Après avoir pris le nom de César, la divinité de César, après avoir subtilement mis le peuple et le Sénat de Rome de son côté en insinuant que Marc Antoine préférait Alexandrie à Rome, Octave est tout-puissant. Il ne lui reste plus qu'à mettre au pas et Antoine et Cléopâtre. La reine a compris que la guerre devient inévitable. Après leur défaite commune à Actium face à Octave Caïus Julius César Auguste, les deux amants sont au bord de l'abîme. En laissant partir Antoine vers une armée déjà disparue, Cléopâtre sait qu'elle va mourir en même temps que son royaume. Elle l'accepte, et part sereinement rejoindre Antoine (pas César!) dans les limbes. "Je me sens étrangement éveillée... comme si toute ma vie n'avait pas été autre chose qu'un long rêve; le rêve d'une autre femme... qui va bientôt prendre fin."
Impossible de ne pas pleurer face à ce stoïcisme amoureux.
Le jeu d'Elizabeth Taylor, très critiqué à la sortie du film, est honorable; il est vrai qu'on ne voit jamais Cléopâtre, mais l'actrice aux yeux violets chargés de khôl. Sa complicité avec Rex Harrison (Jules César) est évidente; tous deux étaient de vieux amis à la ville. Les scènes avec Richard Burton, évidemment, on ne les regarde plus que comme les témoignages d'une histoire d'amour fracassante, qui défraya la chronique pendant près de dix ans, et changea à jamais la vie des deux acteurs. Tous deux sont en parfaite harmonie - on ne peut dire moins ! -, et j'ai un faible pour Burton. Les accents pathétiques qu'il donne à Marc Antoine sont inégalables; on sent le tragédien shakespearien tout près. Il est admirable de justesse, comme Harrison est remarquable de finesse. Deux géants donc, et une reine, pour un film-fleuve; qu'il soit vu en version courte (3h30) ou longue (3h45), Cléopâtre fut le dernier témoignage d'un certain Hollywood.
CLÉOPÂTRE (CLEOPATRA)
20th Century Fox, 1963
Réalisateur: Joseph L. Mankiewicz
Photographie: Leon Shamroy
Distribution: Elizabeth Taylor (Cléopâtre), Richard Burton (Marc Antoine), Rex Harrison (Jules César)
Premier visionnage: version courte, Monte-Carlo TMC. Version longue, Cinémathèque de Paris.
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