La Courtisane, de Robert Z. Leonard (1931): la Divine et le Roi réunis
Unique film qui a pour têtes d'affiche les deux plus fameuses stars de la M.G.M., Greta Garbo et Clark Gable, la Courtisane est un film curieux à bien des titres: il est parlant, mais les personnages (spécialement Garbo) gardent des attitudes du muet; il navigue entre plusieurs styles différents; enfin, c'est un film pré-Code. Mal connu, il n'a pas si mal vieilli que cela; au contraire, la juxtaposition de tous ces éléments en fait un objet de référence sur ce qu'était un fim dans les premières années du son et sur ce qu'était un film avec Garbo.
L'histoire: une orpheline (Garbo) élevée par ses beaux-parents pauvres, s'enfuit de chez elle le jour où elle apprend qu'elle doit épouser une brute épaisse. Recueillie par un ingénieur, Rodney Spencer (Clarki), les deux amoureux projettent de se marier, mais lors d'une absence de Rodney, le beau-père d'Helga (Jean Hersholt) la retrouve; elle s'enfuit à nouveau, arrive dans une troupe itinérante, se fait baptiser Susan Lenox en attendant le retour de son amour. Entre-temps, elle a dû céder aux avances du directeur de la troupe (John Miljan) afin qu'il la cache de la police. Rodney, se sentant trahi, l'abandonne, et la traite de femme de mauvaise vie; blessée, Susan décide de le prendre au mot, et commence son ascension sociale... par les hommes.
Le réalisateur, Robert Z. Leonard, est bien connu: au même titre que Raoul Walsh, Allan Dwan ou Frank Borzage, il commence sa carrière pendant le muet (en 1914 exactement), et s'essaie à tous les styles avec la même habileté et le même succès (citons pour mémoire la Divorcée, le Tourbillon de la danse, la Danseuse des Ziegfeld Follies ou Orgueil et Préjugés). Aujourd'hui il reste une référence pour les mélodrames mondains légèrement teintés de vice qu'il réalisa au temps du muet avec son épouse d'alors, la très glamour Mae Murray.
Avec la Courtisane, c'est une succession de scènes de tous genres qui forme un patchwork inhabituel, mais très original: on commence avec de la tragédie suédoise (l'enfance de l'héroïne, qui se raconte en ellipse grâce à des ombres chinoises), on passe à la comédie légère (la rencontre entre Helga/Susan et Rodney), puis burlesque (l'arrivée d'Helga/Susan dans la troupe itinérante), arrive ensuite la comédie mondaine (les retrouvailles Susan/Rodney à New-York), et pour finir le drame poisseux cher à Erich von Stroheim (le bordel en Amérique du Sud, où les deux amoureux se réconcilentl). Un beau panel, qui montre la maîtrise du réalisateur pour tous les genres (l'épisode du cirque rappelle Freaks, celui du bordel Un paradis d'enfer, le prologue la Rue sans joie, la première rencontre annonce New-York - Miami) et la capacité de Garbo d'illuminer chaque scène de sa présence.
Je l'avoue, je préfère Garbo dans ses films muets; je trouve sa diction un peu trop théâtrale, et manquant un peu de nuance. Ce qui est extraordinaire à voir dans la Courtisane, c'est la mobilité que peut donner Garbo à son visage pour exprimer toutes les émotions possibles: en bougeant seulement un soucil ou une commissure, elle prend une expression totalement différente de celle de la seconde précédente. C'est fabuleux à regarder, et cela laisse sans voix, si l'on peut dire (!). J'en profite pour rectifier quelque chose: Ninotchka n'est pas le premier film où elle rit. Elle rit beaucoup dans la Courtisane, surtout quand Clarki lui explique le caviar et la pêche, et c'est un régal.
Notre Clarki, dans l'histoire, est avant tout le faire-valoir de Garbo: il n'était pas encore la star de New-York - Miami - et dans le film, il n'a pas sa future fameuse moustache! Du coup il paraît beaucoup plus jeune et avec moins de bouteille que sa partenaire (en réalité, si Garbo a effectivement plus de métier que lui en 1931, elle est néanmoins plus jeune).
Pour finir, la marque des films pre-Code est visible: on y parle clairement des femmes de mauvaise vie; Susan Lenox, rejetée par Rodney pour qui elle est une fille perdue, lui lance "Eh bien, qu'au moins ça en vaille la peine!"; la vie de courtisane de Susan est explicite (les protecteurs, "il n'y a pas de M. Lenox"); enfin, le bouge humide et mal famé d'une ville sud-américaine où atterrit finalement Susan, car Rodney travaille comme ingénieur dans les marais, ne laisse place à aucune équivoque (et la filière de la prostitution est claire:"la suite c'est quoi? Port-Saïd, puis Alger?"). Susan Lenox, qui n'a pu garder sa vertu par la force des choses, est devenue une courtisane, ne s'en repend pas, mais garde son coeur pour Rodney (il faut bien un petit bout de morale!). Une histoire vraiment pas banale, et qu'à l'instauration du Code Hays, on ne verra plus (et on verra apparaître les lits jumeaux pour époux).
LA COURTISANE (SUSAN LENOX: HER FALL AND RISE)
M.G.M., 1931
Réalisateur: Robert Z. Leonard, d'après une histoire de David Graham Phillips
Photographie: William Daniels
Distribution: Greta Garbo (Helga/Susan Lenox), Clark Gable (Rodney Spencer), Jean Hersholt (Karl Ohlin), John Miljan (Burlingham)
Premier visionnage: Cinéma de minuit
Films avec Greta: Ninotschka
Films avec Clark: les Désaxés, l'Esclave libre, Fascination, Franc-jeu, l'Appel de la forêt, la Belle de Saïgon, New York - Miami, Autant en emporte le vent